Brisant l'impatient silence d'un public venu en nombre, les premières notes s'élèvent dans l'assemblée. Impassible assesseur en son royaume d'envolées, invisible monstruosité en son sein dissimulé, Feren attend son avènement; l'instant qui peut-être viendra égayer ses traits marqués par un épuisement qu’il ne parvient plus à cacher.

Il y a bien des années qu'on ne l'avait plus vu sur une scène aussi prestigieuse que celle du LA Opera. En cette douce soirée, pourtant, il n'avait pas pu refuser l'offre de son ancien précepteur et nouveau chef d’orchestre qui l’avait convié à remplacer un confrère absent. S’il n’était ni serviable ni désireux d’exposer ses talents, il savait qu’un tel miracle ne se produirait pas deux fois. C’était après tout l’occasion de rencontrer du monde et de parler de son atelier. Rien de mauvais à se faire un peu de publicité. Il est néanmoins un détail important à cette mise en scène. Parmi la longue liste des dénouements possibles, il n'avait pas envisagé un seul instant la possibilité de se trouver face à deux des protagonistes de l'histoire même de la ville; Paresse et Colère, au second rang d'un public plus qu'ordinaire.

En voilà une situation étrange. Te connaissent-ils ? Toi, le nouveau gourmet à peine nommé ?

Le temps n'est pas à la réflexion, c'est à son tour de jouer. Ses mains, que de loin on ne croirait pas si abîmées, viennent plier les cordes de sa contrebasse, glisser l'archet contre la carcasse de l'instrument tout juste réparé. Les notes fusent, graves, presque douloureuses. Un imperceptible sourire semble parcourir ses lèvres avant de disparaître avec les dernières notes que ce morceau lui accorde. Son regard, encore, se pose sur l'incarnation de la colère; il croit un instant capter son attention mais sans doute est-ce le fruit de son imagination. À l’entracte peut-être, pourra-t-il enfin se faire connaître.