Il faisait froid. Entendons-nous bien, c’était le froid de Los Angeles. Celui qui vous fait à peine frissonner avec une veste sur le dos. Rien à voir avec celui qu’elle avait goûté à Moscou. Mais son corps avait déjà oublié ces températures-là. Après avoir attendu dehors pendant plus d’une demi-heure, on les laissait enfin entrer.

Qui ? Les danseuses qui auditionnaient pour le rôle de Giselle. Et Arina était de celles-ci. Aujourd’hui, elle sortait de sa zone de confort : elle auditionnait sans vraiment vouloir décrocher le rôle. De toute manière, elle ne serait pas prise, elle le savait. Elle était trop vieille et pas assez technique. L’avantage, c’est que personne ne savait qui elle était, et seuls ceux qui la jugeaient connaissaient son âge. Elle frissonnait. Ce n’était pas le froid, mais l’adrénaline et le stress. Elle passerait dernière, la faute à son nom de famille. Le problème de passer en dernier est que les gens sont las, il faut redoubler d’efforts pour faire une bonne impression. Pour son audition, Arina avait travaillé en secret pendant 6 mois. Son agence ne le savait pas, et une soirée de travail surprise aurait pu tout faire valser. Fort heureusement. Il n’en fut rien.

L’échauffement et l’entraînement derrière les rideaux durèrent longtemps, elle était lasse, elle aussi. Fort heureusement, vint son heure. Elle n’aurait pu dire combien de danseuses étaient passées avant elle, mais il y en avait certainement beaucoup. Quand la musique commença, elle eut cette sensation caractéristique, celle d’entendre son cœur battre dans ses oreilles, son cerveau qui cesse de réfléchir, un bourdonnement, un trou noir…

C’était fini. Elle se retenait de paraître épuisée, car c’était le B.A.-BA de tout danseur mais Dieu sait qu’elle n’avait qu’une seule envie : prendre une grosse bouffée de respiration. Elle sortit de la scène, sourire factice aux lèvres, puis s’écroula plus loin. Elle était satisfaite : ce n’était pas parfait, -ses standards n’étaient plus ce qu’ils étaient- néanmoins, elle se savait correcte. Elle avait vécu son solo, malgré qu’elle ait sautillé sur une de ses nombreuses pirouettes. Elle ne marquerait les esprits de personne et finalement, cela la soulageait. Même si au fond, une infime partie d’elle était déçue.

Les lumières se rallumèrent, un brouhaha venant du public s’éleva. Les gens commençaient à partir, et les musiciens, à ranger. Arina avait perdu la notion de l’heure maintenant. Encore dans son costume, elle se rendit compte que, là où elle était, de ce côté de la scène, il n’y avait rien. Elle avait oublié ses affaires de l’autre côté ! Elle soupira. Encore au sol, fatiguée et haletante, elle s’épousseta. Elle regardait ses pieds et ses chevilles, gonflées, pleines de veines. Elle avait réussi à remonter sur scène, et c’était là son plus grand défi. Elle leva les yeux vers le ciel, comme pour chuchoter à quelqu’un : « je l’ai fait. ».

Elle se releva douloureusement, reprit un peu de contenance et descendit chercher ses affaires en trottinant. Quelle erreur ! Ses pieds douloureux, encore dans leur pointes, se heurtèrent à une sangle dans sa course. Avant même qu’elle ne réalise quoique ce soit, elle se retrouvait par terre. C’était tellement rapide, qu’elle n’avait rien anticipé du tout. Son front tapa durement le sol et la vibration vint jusque dans son crâne. Bon, pour la discrétion, c’était foutu. Les yeux embrumés par la douleur, encore au sol, elle tenta de se relever difficilement.

C’était définitif, elle avait mal. La douleur palpait dans son crâne tandis qu’elle reprenait ses sens. En plus de la douleur sur ses pieds et ses chevilles, il fallait ajouter celle de son front. Elle le savait légèrement éraflé et probablement qu’elle aurait un joli hématome demain. Arina, comme pour confirmer ses sensations, toucha sa plaie. La douleur tantôt vive, tantôt engourdissante la remis aussitôt à sa place.

Embarrassée, elle essayait de reprendre un peu de prestance face à l’inconnu. Fierté de russe, probablement. Maintenant debout, elle remarquait sa taille : c’était rare de trouver quelqu’un qui soit si grand, plus grand qu’elle, et de loin.

Mais son manque de politesse l’agaça. Les américains, d’habitude si prompts à crier « how you doing ? » et à faire des câlins à tout va, voilà qu’elle tombait sur un homme à peine désolé. Il aurait tout de même pu l’aider à se relever. L’avantage, c’est qu’en faisant ça, les gens ne s’attardaient pas sur la chute de l’ex-ballerine. Elle préféra alors se taire, peut-être était-ce là une preuve de galanterie de sa part (elle se voilait certainement la face).

En entendant la phrase de l’inconnu, sa franchise habituelle la rattrapa.

« Êtes-vous aveugle ? » Dit-elle en pointant son front, un peu hébétée par sa question. Chassez le naturel et il revient au galop ; c’est de la même manière que se manifesta son accent russe. Elle n’était même pas sûre qu’il ait compris ce qu’elle ait dit, sans oublier le brouhaha ambiant.

Elle se dit qu’un peu de maquillage suffirait pour camoufler tout cela. Mais elle n’en était même pas sûre : après tout, elle n’avait pas pu se voir dans un miroir pour constater l’amplitude des dégâts; maquillage et plaie ouverte ne font pas bon ménage. Il ne fallait absolument pas que son agence le remarque et encore moins les clients. Elle commença à chercher un miroir dans ses poches, mais c’était oublier qu’elle portait encore son costume. Elle soupira, puis dans un sursaut de politesse, (ça ne lui ressemblait pas!) enchaîna :

« Est-ce que j’ai cassé quelque chose ? Je n'ai pas vu sur quoi j'ai trébuché, veuillez m’excuser. » Froide, directe, implacable. On ne pouvait même pas savoir si elle était réellement désolée, vu de l’extérieur. Son regard  brun se baladait sur le plancher, interrogateur, fouillant, furetant. Elle trouva l’instrument de l’homme en parfait état. C’était déjà ça.