On dit qu'une fois la nuit tombée tous les chats sont gris. Qu'en est-il des chasseurs ? Delilah n'y croit pas. Elle n'a que rarement croisé des protecteurs sous forme démoniaque mais elle est pratiquement sûre de pouvoir les distinguer. Ils ne sont pas comme les autres humains. Ils ont quelque chose de différent... une couleur, une aura, un elle ne sait quoi. Pourtant quand elle est elle-même sous forme humaine, il est impossible de les reconnaitre. Quel dommage. Ce serait pourtant utile de savoir à qui elle a à faire. Elle se console qu'il en est de même pour eux. Le jour ils sont tous à égalité. Le soir par contre, ah le soir, c'est une autre paire de manches.
Ce soir elle est là. Une larve dans les rues. D'ordinaire elle ne prend pas cette forme-là. Mais le couvre-feu chamboule tous les quotidiens. La demande en viande synthétique explose tandis que les proies se font plus rares. Il est plus dur de sortir comme de se nourrir - du moins pour une inférieure comme elle. Et si elle déteste son manteau de monstre, la bête en elle lui intime parfois de revêtir l'abjecte forme démoniaque qu'elle abhorre tant. Chassez le naturel et il revient au galop qu'on dit. C'est de toutes façons plus pratique pour se déplacer dans le noir.

Cette nuit-là donc, la larve est de sortie. Elle a réussi à se procurer son lot de chair artificielle à un prix indécent. À ce train là, elle devra se priver du nouveau sac de designer sur lequel elle lorgne pourtant depuis un moment. Ah que c'est embêtant, songe-t-elle en se goinfrant une tentacule après l'autre de son repas de la semaine. Crinch cronch. Ce n'est même pas bon. Mais c'est le prix à payer quand on ne veut pas chasser.
Mais dans cette impasse pourtant déserte un bruit l'interrompt. L'insecte se détourne de son dîner, ses yeux rouges rivés vers l'autre bout de la ruelle où une ombre de trop. Une ombre bien trop lumineuse à son goût. Ses mandibules claquent, son sang ne fait qu'un tour dans ses veines. Cette lueur elle la reconnait. Ce n'est pas un humain ordinaire. Frayeur. Elle vient tout juste de rompre un jeûne bien trop prolongé, ses forces ne sont pas là et même si elles l'étaient, Delilah n'a jamais affronté seule un protecteur. Le combat est hors de question. Elle panique. Puis elle se souvient. De cette couleur.

Le désespoir de la situation la rend imprudente : elle prend le pari, elle brise l'anonymat. Elle reprend forme humaine. Les ongles encore collants de chair, le rouge à lèvres mélangé au sang de son interrompu repas, les cheveux désordonnés et tombés sur son visage, les talons plantés dans cet amas dégoûtant de carmin gluant étalé sur le bitume. Elle aurait du attendre d'être chez elle pour manger mais l'idée de ramener ça dans son chez soi l'a toujours répugnée. Et puis elle avait faim, si faim.

— Croisés ? Non je ne pense pas non. Ment-elle en cachant ses mains tâchées derrière son dos. Si, ils se sont déjà vus. Mais pas sous cette apparence. En tout cas c'est la première fois qu'elle entrevoit l'humain et lui l'humaine. Peut-être me confondez-vous avec quelqu'un d'autre... Peut-être qu'il veut tout simplement dire qu'il l'a vue à la télé.

Elle le toise une demi-seconde, curieuse, puis se recule d'un pas, baisse la tête pour ne croiser ses yeux. Quelle erreur. Il ne faut pas qu'il la reconnaisse, que sa couverture tombe à l'eau. Mais il est trop tard pour faire marche arrière.

D'une voix mielleuse, qui se veut innocente, la démone prise la main dans le sac réplique :

— Quelle météo ? Je ne pense pas que ce temps soit plus dangereux qu'un autre. Son oeil fixe la garde d'une des ses faucilles. Quel genre de protecteur se promène la nuit sans avoir ses armes à la main ? Le vrai danger c'est peut-être un inconnu armé qui se permet d'aborder une femme seule dans la rue au milieu de la nuit.

Mais elle n'est pas tout à fait une femme. Lui comme elle le savent bien.