l'absence de programme pour occuper les heures de cet après-midi s'inscrivait comme un dérèglement dans son emploi du temps sciemment chargé. moins de temps avait-elle à sa disposition pour simplement se retrouver seule avec ses pensées, et mieux se portait-elle.

oh, il y avait eu l'appel d'un libraire local, pour la prévenir d'une commande arrivée à bon port, de quoi l'occuper tout au plus une heure, pas beaucoup plus. et ce même en prenant en compte le fait qu'elle risquait de se perdre, encore peu familière avec la ville.

le carillon de la porte la fit presque sursauter, trop perdue dans ses pensées peut-être, de quoi l'embarrasser l'espace d'un instant – personne pour la voir heureusement.

oh, Faní n'était cependant pas au bout de ses peines.

la voix tout juste parvint à ses oreilles, lui rappelant pourquoi elle était là. une commande de livres, transférée depuis une librairie de New-York; des ouvrages dont elle avait en réalité oublié l'existence jusque là, trop occupée à broyer du noir.

il n'y avait pas grand monde, et peut-être était-ce mieux ainsi. "bonjour," ses mots se suspendent dans le silence alors qu'elle prend connaissance de ce qui l'entoure, ses pas la menant vers le comptoir. avant de se stopper, lorsque son regard rencontre celui associé à la voix l'ayant accueillie.

se rappeler des visages que l'on croise s'était révélé un atout important, surtout dans son milieu; mieux valait après tout ne pas oublier quelqu'un de proéminent, quelqu'un qui pourrait prendre ombrage face à un tel oubli. et si le jeune homme lui faisant alors face ne faisait pas partie de cette catégorie, les souvenirs lui étant associés, eux, eurent tôt fait de la troubler, ne serait-ce qu'un peu.

de toute les personnes qu'elle aurait pu croiser à Los Angeles.

il lui fallut alors un instant de plus avant de retrouver ses mots, sourcils légèrement froncés, ses prunelles claires rivées sur lui. "j'ai reçu un appel ce matin, concernant une commande arrivée." la ballerine mordit l'intérieur de sa joue, son esprit alors occupé par autre chose que les ouvrages à réceptionner. "au nom de Faní Athanasiadis. s'il vous plaît." elle restait très droite, sans bouger, les bras le long du corps.

et si le recroiser n'était pas en soi dramatique ou embarrassant, elle devait malgré tout admettre que la certitude qu'ils ne se reverraient jamais avait été l'argument l'ayant convaincue, à l'époque.

simple, efficace, et déjà il s'échappait à son regard, retournant d'où il s'en venait précédemment et la laissant en compagnie du silence de la boutique. un silence qui, pour une fois, ne se faisait pas complètement oppressant.

elle avait toujours aimé les librairies, particulièrement celles indépendantes, souvent remisées dans une rue peu affluente. parce qu'elle y trouvait la satisfaction d'interagir avec quelqu'un qui saurait assurément répondre à ses questions, ou capable de dénicher un ouvrage difficile d'accès. à cette époque-là encore, Faní appréciait le contact humain là où aujourd'hui elle l'associait avait un malaise indescriptible.

il reparu brièvement, juste de quoi lui rappeler son trouble précédent. si lui n'avait rien dit, peut-être ne devrait-elle pas non plus. puis, la jeune femme n'avait aucune raison de le faire, au delà de souligner une rencontre fortuite, au détour d'un rire pas totalement sincère.

alors, elle garda le silence à son retour, final cette fois. tout juste un haussement de sourcils, pouvant aisément arriver à une conclusion d'elle-même. "bien sûr." elle se rapprocha du comptoir, le bout de ses doigts glissant sur le colis avant de saisir la feuille tendue.

la vérité, c'était qu'elle n'avait qu'un vague souvenir du contenu de sa commande. les couvertures des trois premiers eurent tôt fait de rafraîchir sa mémoire alors qu'elle les empilait à côté du carton, un hochement de tête en validation – des ouvrages parlant de fleurs, leur importance à travers l'histoire et l'art. puis vint le dernier, la jaquette, sobre, dépeignant un hall avec laquelle la jeune était plus que familière. imperceptiblement, son sourire s'affaissa alors qu'elle commentait, sans lever les yeux vers lui. "je n'étais pas certaine que le faire venir jusqu'ici soit possible." les caractères cyrilliques, si familiers, agitaient des souvenirs lui serrant la gorge.

hors de question de se laisser submerger en public, cependant.

"tout semble en ordre." alors, elle s'était reprise comme elle l'avait toujours fait par le passé, avec un sourire absent et le regard fuyant. "merci beaucoup." soufflée tout en signant le registre mentionné plus tôt, son écriture étonnement propre et lisible, presque trop pour une signature.

le stylo déposé sur le comptoir, elle finit par le regarder pour de bon. "pouvez-vous les garder de côté le temps que je fasse un tour?" peut-être auraient-ils de quoi lui changer les idées, de quoi alourdir la pile de lecture inachevée trônant dans son salon.

elle accepta la proposition avec un sourire, qu'elle soit faite par étiquette commerciale ou par réel désir d'aider, ça n'importait que peu. sans parler qu'à l'heure actuelle, elle ne savait pas réellement ce qu'elle cherchait, ou pourrait trouver parmi les étagères de cette librairie silencieuse.

son regard avait suivi le geste de l'employé, soudainement interpelée. il supposait juste, quoi qu'un coup d'oeil à la commande précédemment déballée ne laisserait que peu de doute à ce sujet. qu'importe, elle lui adressa un petit sourire et hochement de tête en remerciement, avant de faire quelques pas dans la direction indiquée.

"vraiment?" commenta-t-elle autant pour elle que pour lui, songeuse. "une raison particulière?" pour la présence des livres. c'était très spécifique, après tout.

gardant une oreille pour lui et ses réponses, elle s'aventura donc entre les étagères, se soustrayant à son regard par la même occasion. dans un coin de son esprit perdurait encore LA question. devait-elle dire quelque chose? lui n'avait rien dit après tout. ou peut-être même ne l'avait-il pas reconnue. devait-elle s'en sentir vexée? et pourquoi donc pensait-elle à tout ça de toute façon? quelle plaie.

du bout des doigts elle effleurait les reliures bariolées, reconnaissant un certain nombre d'auteurs et titres, pour ensuite passer au souvent. son regard s'arrêta sur un ouvrage qui au contraire ne lui parlait pas. quelque chose au sujet de la flore locale de la région, une trouvaille qui tombait plutôt bien. puis un autre au sujet de divers cacti et succulentes, plantes avec lesquelles la jeune femme n'avait que peu d'expérience.

"votre oncle est vraiment du genre à cacher des trésors dans ses étagères," la voilà qui pointait son nez entre deux rayons, les livres dénichés un peu plus tôt entre les mains. "peut-être bien que vous pouvez m'aider. " ça avait été soufflé avec un sourire en coin, lui faisant signe de la rejoindre, avant de pointer un live à la tranche sobre et titré Народные русские сказки, "Contes populaires russes". "j'ai comme qui dirait, un problème de taille." et ce qu'elle voulait dire par là, c'était que l'ouvrage se trouvait présentement hors de sa portée, tout en haut de l'étagère. un problème fort fâcheux étant donné sa stature moindre, bien qu'elle le prenait toujours avec humour.

"s'il vous plaît." un sourire en coin, amusé.

un simple sourire aux lèvres alors qu'elle l'observait récupérer l'ouvrage. il semblait fatigué, pour tout dire, et l'odeur de café frais, impossible à manquer, confirmait cette supposition. puis, elle aurait pu s'attendre à un commentaire railleur sur sa taille, mais supposa que la conscience professionnelle l'en empêchait. pas qu'elle en aurait été vexée autrement, sa stature moindre n'ayant jamais été source de complexe pour elle – bien au contraire.

du bout des lèvres elle lui souffla quelques remerciements avant de saisir le livre désiré. la couverture était d'un vert sombre au lettrage doré, accompagné de figures connues du folklore local. "oh le prix n'est pas un problème, ne vous en faites pas." songeuse, elle tourna quelques pages, ses yeux se posant sur des lignes de texte qui auraient du être familières, mais qu'elle se retrouva à déchiffrer avec plus de difficulté que par le passé. un réalisation qui lui fit froncer les sourcils, étrangement déçue ou simplement frustrée.

elle ne put cependant s'empêcher de lui sourire en retour alors qu'il retournait à ses obligations.

ainsi, Faní se retrouva à nouveau seule entre deux étagères, la tête ailleurs. finirait-elle aussi par perdre ses habitudes de danseuse, à force d'être clouée au sol? que ferait-elle alors, à ce moment-là? la colère finirait tôt ou tard par déborder, et ensuite? elle n'avait tout simplement pas de réponse à ses questions, ni ne désirait vraiment les avoir un jour, à vrai dire.

en comparaison alors, sa gêne précédente lui était bien plus agréable.

elle ne revint vers lui qu'une longue poignée de minutes plus tard, alors qu'il en avait déjà terminé avec le nouveau client, ou du moins se retrouvait à nouveau posté derrière le comptoir. "je pense que ça sera tout pour aujourd'hui" quelques ouvrages de plus à ajouter à la pile, de quoi l'occuper pour quelque temps. "il faut bien que j'aie une excuse pour revenir, après tout." un sourire en coin alors qu'elle fouillait dans son sac, une pointe d'humour qui pourrait être prise pour du flirt d'ailleurs. et elle n'oserait pas, allons.

par contre, ça faisait beaucoup de livres à porter pour une seule personne, ça. même avec sa voiture à quelques ruelles de là.