colère, beaucoup de colère. ça fait trembler les mains et les lèvres. ça s'empile de plus en plus et menace de déborder à tout instant. ça gronde dans la cage thoracique et l'écho donne la nausée. la colère la consume, et faní se noie.

elle n'a pas toujours été comme ça – pas juste ça.

élevée dans un milieu pour le moins singulier, elle a appris très tôt la valeur du travail, de l'effort et la satisfaction de la récompense une fois ce dernier accompli. mettre à profit la passion sans cependant se laisser submerger par cette dernière, trouver un juste milieu pour continuer d'avancer, toujours.

agréable et populaire auprès de ses contemporains et camarades, toujours prête à célébrer leurs victoires autant que défaites – l'esprit d'équipe avant tout. même lorsqu'elle est celle qui brille plus fort que les autres, même quand tous les regards sont tournés vers elle, elle ne cesse de penser à ceux derrière le rideau, ceux sur qui repose les fondements de leur art.

pleine de vie, ou du moins l'était-elle avant. pas du genre à se priver, ni à verser dans la démesure – tout est bien meilleur avec un peu de tempérance. elle aime que les choses soient à leur place, que les habitudes deviennent routine réconfortantes.

ses pairs la trouvent trop rigide parfois, trop attachée à l'exactitude de la technique, des règles établies il y a des siècles de cela; toujours ponctuelle également, et surement pas du genre à batifoler lors d'une répétition. même lui tirer un sourire est parfois difficile – il y a un temps pour tout, se justifie-t-elle.

il ne faut pas oublier l'égo, évidemment. elle ne fait pas partie de l'histoire commune de ceux partis de rien, considère l'humilité comme hypocrisie, même dans sa forme la plus polie. elle a travaillé dur, et mérite reconnaissance pour ça, qu'importe qu'on la dise arrogante ou suffisante – elle a gagné le droit de l'être.

mais tout ça, ça n'existe plus qu'à travers le rideau trouble de la colère.

aujourd'hui, faní ment à son psychologue, assure que tout va bien. son sourire est sans saveur, ses regards toujours perdus. elle considère les sommets de gratte-ciel avec intérêt, happée par l'appel du vide avec de moins en moins de résistance. la colère est un poison, et après tant de temps à toujours se relever, toujours se battre pour cette vie construite de ses propres mains, elle n'est pas sure qu'il existe réellement un antidote.

(tw: très brève mention de suicide au dernier paragraphe)

x theofanía athanasiadis, aujourd'hui seulement faní. née à héraklion, grèce. une famille moyenne issue d'un milieu l'étant tout autant. seconde enfant d'une fratrie de trois. aucune attente sur ses épaules, pas même la nécessité de se détacher de la médiocrité. quelque chose qui, enfant déjà, ne lui plait pas.

x se découvre une passion pour la danse classique très tôt, et ses parents lui accordent ce qu'ils ne voient que comme un passe-temps – une enfant de six ans comme elle a beaucoup d'énergie à revendre après tout.

x à ses neufs ans, la donne change cependant. elle est remarquée par un recruteur venu assister à la représentation de l'école de ballet locale. ce n'est pas n'importe qui, une personne affiliée à l'académie de ballet vaganova, l'une des plus prestigieuses qui soit. cependant, ses parents ne sont pas convaincus ni très impressionnés, n'ayant de toute façon pas les moyens, et puis, la russie c'est bien loin.

x il faut beaucoup d'insistance de la part du recruteur - ne voyez-vous donc pas son talent? - ainsi que l'offre d'une bourse pour qu'ils finissent par accepter. peut-être n'est-elle pas destinée à faire partie de la moyenne, finalement.

x l'année de ses dix ans annonce un changement drastique dans sa vie. elle quitte son pays et sa famille, pour un terrain totalement inconnu, un environnement qui l'intimide. la vie au pensionnat est difficile, au début, elle était si jeune. beaucoup ne comprennent pas comme ses parents ont pu la laisser partir, sans eux. et aujourd'hui encore, elle-même se le demande.

x les années qui suivent sont rudes; parmi tous les autres élèves, elle n'est plus si exceptionnelle – ils le sont tous, c'est la raison même de leur présence ici. ainsi elle apprend, encore bercée par l'enfance et les jeux, les rêves, qu'elle doit travailler dur pour briller. ambitieuse avant même de pouvoir vraiment le concevoir, avide de reconnaissances et compliments. elle sera remarquée, elle sera petite masha et un jour, la fée dragée, elle se le promet.

x elle progresse, elle brille toujours plus fort, vise toujours plus haut. pirouette, pas chassé, arabesque, plié, relevé, grand jeté – son vocabulaire, sa façon de s'exprimer. populaire autant avec ses professeurs que camarades, les accolades et accomplissements s'accumulent. elle est reconnue, même en dehors de la russie. chaque compétition gagnée, chaque premier rôle la rapprochent de sa prochaine étape, le couronnement d'une carrière : prima ballerina.

x à l'instar de nombre de ses prédécesseurs et contemporains, elle rejoint le corps de ballet du mariinsky à la fin de sa huitième année, un honneur indéniable. cependant, son passage dans la prestigieuse compagnie se fait bref, tout juste deux années. à l'orée de ses vingt ans, elle quitte la russie, ce pays qui l'a vu grandir et s'épanouir bien plus que sa terre natale ou ses parents, pour les états-unis. aujourd'hui encore, personne ne connait ses raisons véritables, les rumeurs de différences créatives entre elle et la direction ne convaincant qu'à moitié. loin de se retirer dans l'ombre pourtant, c'est sous le feu des projecteurs de l'american ballet theatre qu'elle s'épanouit à présent.

x les affiches des théâtres de new york affichent son visage resplendissant à chaque nouvelle saison, nouvelle production. coqueluche de la compagnie, elle redouble d'efforts malgré les responsabilités qui pèsent sur ses épaules, les regards et la compétition. cela ne l'empêche pas de gagner le cœur de beaucoup, de saluer les victoires de ses collègues et célébrer chaque représentation. elle trouve parmi eux une nouvelle famille, après celle laissée derrière elle en russie ; ses relations avec sa vraie famille sont différentes, ils n'existent qu'en arrière-plan. de leur propre gré, surtout, bien qu'elle n'y mette pas vraiment d'effort non plus. ils sont quasiment des étrangers, à présent.

x elle est au sommet. elle le sait. vingt-cinq ans, encore toute une carrière devant elle. et sur sa tête, une couronne – aussi littérale que figurative. c'est officialisé, champagne et cotillons, elle est la première danseuse, cajolée et aimée. on vient de loin pour la voir. sur ses pointes, elle semble s'envoler, fait frémir les cœurs. prima ballerina. elle y est. elle a tout, et plus encore.

x et elle n'a plus rien. il ne faut d'un rien pour que tout s'enflamme, que tout ne devienne cendres. un simple accident, même pas mortel ni catastrophique – sauf pour elle. sur la touche pendant des mois, rééducation à n'en plus finir, et chaque jour le doute croît. faní est une battante, faní ne baisse jamais les bras. mais toute la diligence et les efforts ne sont rien face à l'évidence d'un pronostique défavorable : le ballet, c'est fini pour elle.

x après des semaines de léthargie, elle est poussée (de force) par ses amis vers los angeles et une offre d'assistance à l'un des professeurs du corps de ballet local. après tout, ne plus être à la tête de l'affiche ne veut pas dire devoir tout abandonner. réticente au début, perdue et en colère, elle cède. qui sait, peut-être est-ce là sa nouvelle étape. après tout, elle n'abandonne jamais, n'est-ce pas?

x ce qui lui arrive là-bas est difficile à vraiment expliquer. oh, elle essaie de reprendre une vie normale, sourit du mieux possible sur les photos envoyées à son ancienne troupe; s'efforce de garder de bonnes habitudes de vie, un regard positif sur ses circonstances. parce qu'elle ne veut se laisser consumer par le désespoir d'un rêve brisé.

x et puis,il y a environ deux mois, quelque chose changea, le sort se décide à retourner le couteau dans la plaie. le tout commençant d'ailleurs avec un couteau, un coupure maladroite et profonde. le sang, beaucoup. et puis plus du tout. plus une seule trace. elle ne comprend pas, se demande si elle ne rêve simplement pas. pourtant, rongée par la curiosité viscérale éveillée en elle, elle se coupe à nouveau. et la blessure s'évapore une seconde fois. elle n'a jamais cru aux miracles jusque là.

x sauf que les miracles n'existent pas, pas pour elle. elle y cru, l'espace d'un instant, que ce qui lui arrivait, qu'importe la raison, pourrait tout résoudre. mais non. si chaque ecchymose, chaque coupure et entorse finissent par disparaître, la faiblesse de sa cheville, elle perdure. c'est une blague de mauvais goût, ça l'enrage. et perdue dans la colère qui gronde dans ses entrailles, faní ne cherche même pas à comprendre le comment. c'est le pourquoi qui l'obsède, pourquoi elle, pourquoi de cette façon. ni superstitieuse ni croyante, elle en vient même à se demander si c'est une sorte de punition divine. son corps est figé dans sa faiblesse, condamné à l'imperfection traîtresse, le tort qui blesse.

x aujourd'hui, elle a caché tous les couteaux de l'appartement au fond d'un tiroir, et ne regarde plus en bas du pont quand elle le traverse – c'est si tentant, pourtant. la colère bout à fleur de peau, teinte ses expériences et ses pensées à tout instant. elle a perdu son sourire, plus de rire. ses songes sont bercés d'idées macabres, d'une fin salvatrice qu'elle n'ose pleinement saisir. mais les idées, elles, sont là. toujours. et elle y pense, souvent.

Pseudo : jo(e mama)
Âge : trente
Pronoms : elle
Commentaire : je suis drôle.