For fuck sake

Like internet explorer, no one likes them

Je reste là, perche en main. Le téléphone s'élève alors qu'en bas, les gens encore enfermés dans leur complaisance et leur confort de façade dansent sur ces musiques décrivant parfaitement leur déni constant. De faux bons sentiments, des ballades faites d'hymnes et d'idéaux qu'ils sont capables de scander, mais pas d'appliquer. Les premiers subs ou prime commencent à arriver, tandis que le tchat s'affole face à cette démonstration de force, cette envie morbide qu'a l'homme de vouloir voir les autres souffrir. Du pain et des jeux. Un état de fait remontant aux combats de gladiateurs, qui ne faisaient qu'endormir le peuple. Une pratique critiquable, mais qui en soi, n'a jamais fait défaut, tant que l'on sait renouveler son panel en fonction des tendances et des besoins primaires qu'à l'être humain. Là où d'habitude l'humain utilise des méthodes de base bénéfiques pour en faire des techniques mauvaises voire mortelles, on utilise une technique mauvaise pour faire quelque chose de bien. Mags arrive et je cadre pour que nous soyons enfin ensemble, non sans surveiller le flux du tchat, bien que nos modérateurs soient déjà eux aussi sur le coup malgré un manque de communication sur ce live sauvage. On trouvera bien un moyen de se faire pardonner.

Et c'est parti. Dès lors, on sent que le matériel de Daryll ne peut pas encaisser ce genre de musique. Ça grésille, ça bourdonne, les oreilles doivent saigner. Déjà depuis l'écran, je vois qu'un des invités commence à couvrir ses oreilles. Viennent ensuite les premiers élans de protestation et de confusion que je filme, sans nous perdre du cadrage. Je commence à sourire, parce que ma partenaire dans le crime commence à s'amuser, autant entraînée par cette musique rappelant le mal des adolescents blessés ou blessant. Le cadrage finit par filer dès que le cri aigu de Brenda se met à percer la cacophonie dont nous sommes les instigatrices. Daryll est agressé, et j'assiste en témoins et donc impuissante, à cette décharge de haine que je voulais immortaliser : Brendazilla. C'est risible, pathétique. Je me sens légèrement coupable pour Daryll, car il est le premier à en payer les frais, qu'il n'a rien demandé. Cette folle l'attaque à coups de talons aiguilles et je commence à voir rouge, rouge comme le sang qui s'écoule de ses mains. Rouge comme ce que j'ai vu un jour s'écouler d'autres poignets, la panique me tordant la gorge et le ventre. Je tends alors mécaniquement la perche à Mags, la tête vidée, les lèvres tremblant sous les spasmes qui me parcourent.

— Prends la perche.

Brenda arrive. Je suis en train d'angoisser intérieurement. Pas à cause de ce qu'elle est, mais de ce qu'elle a fait subir. Dès lors que Maggie a la perche en main, la mienne tombe mollement tandis que je me positionne. Et ... j'attrape simplement le poignet de Brenda au moment où elle s'apprêtait à le brandir vers nous, dans un début de menace. J'arrive à la bloquer, même si en toute honnêteté, j'ai un peu de mal à la maintenir. Heureusement, elle n'insiste pas et la force qu'elle avait mise dans son bras décline peu à peu. Je crois qu'elle vient de remarquer la caméra. Oui, elle a remarqué le live. Ses yeux dérivent autant vers Mags et moi, que vers l'écran de smartphone.

— Pas de stylo sous la main, tu passes au talon ?

Ses yeux sont rouges, écarquillés. Elle fulmine, et je vois à quel point ses muscles restent contractés, malgré ses tentatives de reprendre le contrôle. Finalement, je la lâche quand j'estime qu'elle ne nous fera rien. Pour l'instant. Et je contemple son visage tordu par la colère. Son sourire qui sonne si faux, maintenant retourné en une expression de contrition. Un choc bien réel, bien loin de ce qu'elle pouvait simuler pour se dédouaner de ce qu'elle avait fait subir de par ses actions. Je sens qu'elle est en train de réfléchir à ce qu'elle va dire dans un coin de sa tête. Parce que là, elle n'a pas le temps de sortir un beau mensonge prémaché, qui la ferait passer pour la victime, la fille à soutenir. Je lui emboite le pas, tandis que les beats d'une reprise de They don't care about us frappe de ses similis de tambours de guerre les prémices de paroles qui en disent long sur mon ressenti.

— Appelle papa, Brenda. C'est ce qui est le mieux pour toi. Il fera comme à l'époque. Un petit discours avec quelques passages larmoyants, en disant que tu n'es qu'une victime collatérale qui n'a fait que suivre le mouvement. Et que tu regrettes tes actions. Ça fera de nouveau un joli article dans le San Francisco Chronicle. À moins que tu aies quelque chose à dire aux gens de ce live et à Mags ?

La petite brune rondelette à qui l'on tapait l'épaule trop sèchement, que l'on jugeait pour ses formes, sa négligence vestimentaire. Que l'on moquait en racontant un tas de rumeurs douteuses sur ce qu'elle aurait supposément fait. Des malaises, de la culpabilisation, du passif agressif, des contradictions sur ce qu'on dit mais pas ce qu'on veut réellement. Elle est là, après tout. De bonnes retrouvailles comme on les aime.

Yeka & Mags

For fuck sake

Like internet explorer, no one likes them

Quand je vois Brenda partir, les lèvres tremblantes, la tristesse ayant noyé ce qu'il lui restait de colère, je la revois dans ces toilettes. Ce lieu sacré où tous les petits secrets de filles voulant devenir femmes restent à jamais suspendus dans son air, entre quelques serviettes et lingettes démaquillantes usagées. Des secrets de polichinelle, des crises dont la majorité n'a pas connaissance. Le lieu de tentatives de suicide, aussi. Quand je vois des gens comme ça, je me dis que ces assassins nocturnes que l'on essaie de découvrir avec Mags, ne sont pas si différents de ce qu'est Brenda. Sauf qu'elle a agi le jour, en laissant ses victimes agoniser, pour mieux souffrir le lendemain. Deux violences, deux ambiances. Une mort directe de la main de, ou bien une plus lente qui vous oblige au final à vous tuer. Je redescends peu à peu en la suivant du regard, non sans lutter contre cette envie qui m'a hanté dès lors qu'elle s'est mise à marcher vers nous. Je l'ai vue tomber à terre, et me fixer d'un air confus en se tenant la joue. J'ai senti ma main chauffer, pulser, suite à l'impact.

Un long frisson parcourt mon échine et remonte jusque dans ma poitrine. Puis, les secondes suivant, je me sens de plus en plus fatiguée, molle, comme si j'avais enchainé deux jours sans compter mes heures au labo. Je pose une main sur ma nuque, puis je lance un coup d'oeil vers l'écran, en poussant un bruyant soupir dans l'espoir que ça dégage ce qui compresse encore mon coeur. Le live n'est pas terminé, après tout; je dois rester égale à moi-même, me recentrer.

— De mon côté, je vous rappellerai cette phrase de Jean Tardieu : "Qu'est-ce qui nous guérira de vivre ? Qui nous délivrera du cycle de la vie et de la mort, de l'enfer terrestre où les monstres pullulent et guettent leur proie sinon le dégagement et l'absence ?" Les monstres, ce ne sont pas ceux qui sont différents. Ce sont ceux qui s'accoutument à cette société, ou qui profitent des ouvertures laissées par celle-ci pour de nouveau uniformiser leur monde. On fera aussi une FAQ, mais je pense que vous êtes déjà en train de faire vos propres recherches pour comprendre une part de ce live sauvage. Passez une bonne soirée.

Et j'attrape la perche, puis mon téléphone pour enfin éteindre le live alors que les commentaires défilent avec leurs dépenses de points. Les hashtag mentionnant notre chaîne commencent déjà à pulluler, ainsi que les memes ou les premiers montages vidéos sur Brenda criant comme Godzilla. Je souris faiblement, fatiguée. Fatiguée par mes angoisses, par cette énergie dépensée pour qu'enfin, il y ait un semblant de justice. Fatiguée de voir que malgré tout, il y a des pots cassés. Et l'actuel pot cassé, c'est Daryll. Daryll qui nous regarde, même si c'est moi qu'il fixe au final. C'est moi qui ai bidouillé son enceinte, et donc, qui ai allumé la mèche. Le dédain se lit sur ses traits, avant que ce ne soit la déception qui prenne place, quand cette fois il regarde Mags. Les pompiers sont arrivés pour le prendre en charge, enlever les serviettes mises à la va vite pour compresser ses plaies, et changer le tout pour des bandages plus propres.

— Mags.

Je fixe Daryll, qui geint alors que l'on lui serre la première main avec le tissu.

— Je ne regrette pas ce qu'on a fait ce soir. Ensemble.

Je ne regrette pas d'avoir dépensé cette énergie, même si cela me porte sur la santé, le mental, pendant un temps. J'attrape sa main en soufflant profondément, et finalement je la dévisage, sèche, déterminée, bien qu'encore vidée.

— Parce que ce soir, on a réussi à battre un vrai monstre.

Cette fois, je la tire. Lentement, vers cette piste presque vide, et plongée dans la pénombre. Je la tire, pour finalement me planter là, au milieu de ce parquet couvert de gobelets et autres déchets de fêtes. Je lève ma main gauche tenant mon téléphone et ... je lance Chop Suey de System of a Down. Pour qu'on chante en gueulant, en nous agitant. C'est tellement mieux que de danser comme dans ces foutus clichés alimentés par des séries comme riverdale, non ?

Yeka & Mags