T'avais été blanc comme un linge. Tu le savais, tu le sentais. C'est pas trop d'ta faute, t'as le cœur accroché, de base. De base, t'as pas les membres qui tremblent. De base, t'es plus facilement en colère que dégoûté, plus facilement en rage qu'avec des hauts l'cœur comme un gamin qui voit un cadavre démembré pour la première fois.

Mais cette enquête.
Bordel.

Bordel. Ça te donne envie de vomir à chaque fois que tu poses les yeux sur les photos, à chaque fois que tes paupières se ferment sur tes émeraudes et que tu revois le cadavre mutilé. T'avais déjà pas trop d'espoir envers l'humanité, mais plus le temps passe, plus les enquêtes se déroulent, que t'as l'impression qu'il faudrait tous que vous disparaissiez.

T'avais secoué ta tête, comme pour virer tes pensées de ton crâne, et t'avais quitté la morgue, les mains dans les poches. La scientifique avait retrouvé une puce sous la peau de l'animal. Lequel, bonne question. T'avais pas trop envie de savoir, et t'avais pas demandé au médecin légiste qui avait sous-entendu que c'était gros. Un gros animal. Et t'avais cessé d'écouter. Quel genre ? Nope. Tu voulais pas savoir. Pas tant que c'était pas utile à l'enquête. Nope nope nope. Et la puce, dans le petit sachet de preuve, disait qu'elle provenait de Las Vegas. Alors t'avais pris tes clics et tes claques, quelques affaires pour passer la nuit, et t'étais parti directement Vegas. Et malheureusement pas pour les bonnes raisons.

Des vétérinaires à Vegas, il en existait pas autant que les casinos, mais y'en avait déjà trop. Arrivée à l'hôtel pour dormir un peu, mais t'avais pas réussi, Rory, t'avais les paupières remplies de membres décrochés, accrochés à d'autres, cousus et décousus, et t'avais eu envie de gerber à chaque fois que t'avais fermé les yeux.

Alors te voilà, avec des cernes de quatre kilomètres de long, à aller de vétérinaire en vétérinaire, avec des photos de membres d'animal (nope, toujours pas), et ta puce, comme si ça pouvait aider qui que ce soit, parce qu'évidemment, le propriétaire de la puce n'existait pas. Ça aurait été trop facile, sinon. Et pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué.

Tu pousses la porte du cabinet du vétérinaire. Le sixième ou septième de la journée. Personne à l'accueil, tu t'appuies sur le comptoir, observes à droite et à gauche les quelques affiches. Pas de clients. Personne dans la salle d'attente, et ça te permet de respirer un peu, de profiter du silence. Puis une porte s'ouvre et tu te redresses, un léger sourire professionnel. « Bonjour, inspecteur Blaise, criminelle de Los Angeles. Je viens vous voir pour quelques renseignements. » Puis tu sors de ta poche le sachet de preuve avec la puce. « J'aimerais savoir si vous aviez des renseignements sur cette puce. Elle a été trouvée sur une scène de crime. »

Dans le cadavre.
Parce que l'animal était cousu à l'homme.
Et rien que d'y penser, ça te ferait presque grimacer.

Il a presque l'air surpris de te voir. Est-ce que vous savez sur quel animal elle a été trouvée ? « Bonne question. Non, je sais pas trop. » T'avais pas envie de savoir. T'avais vraiment pas envie de savoir quel animal on avait torturé en même temps que ton cadavre. Parce que le médecin légiste avait été catégorique : les deux étaient encore vivants quand ils avaient été cousus l'un à l'autre.

Il reprend la parole. Animaux spéciaux. Et ben ça t'arrange, Rory, parce que c'était clairement pas un chien ou un chat que t'avais vu accroché. Alors tu déposes le sachet en plastique dans sa main, un avant-bras appuyé sur le comptoir. « Ce n'est ni un chien ni un chat. Et le propriétaire indiqué sur cette puce n'existe pas. » Sûrement un haut placé ou tu ne savais quoi, pour avoir à cacher son nom. Ou peut-être un animal interdit sur le sol américain. Ça pourrait être possible, aussi. « Le moindre indice peut nous avancer dans l'enquête. »

Et tu jettes un regard dans la salle, encore une fois, comme pour vérifier que personne n'est arrivé entre temps, comme pour vérifier que vous êtes bien tout seul. Et tu soupires, passes une main dans tes cheveux bouclés. « Des membres d'animaux ont été cousus sur un homme à la place de plusieurs de ses membres. Le moindre indice est utile, même ce qui vous semble insignifiant. » Et t'as presque envie de soupirer, t'allais fumer une clope et d'espérer que la solution allait te tomber dessus. Parce que franchement, suivre des détraqués, t'avais l'habitude. Mais autant ? C'était la première fois que ça t'arrivait.

L'observation n'est pas très longue, l'examen ne semble pas concluant, et la déduction ne te plaît pas. Je crains de ne pas pouvoir vous donner satisfaction. Et la frustration commence à se faire sentir dans tes veines, Rory, tu la sens bouillir, commencer à monter. T'as l'impression que rien ne fonctionne, et que t'arriveras pas à trouver quelque chose de concret avant d'avoir un autre meurtre sur les bras. Et c'est clairement pas ce que t'as envie de trouver de nouveau : un mélange d'animaux, en passant de l'humain à tu ne savais quelle autre espèce.

Puis une once d'espoir. Vétérinaires amateurs. Hors du système. Tu sens déjà les merdes arrivées. Peut-être que t'aurais pas dû venir tout seul, et attendre un de tes collègues comme ton chef te l'avait demandé. Mais non, Rory, faut toujours que tu fonces tête baissée. Le petit instrument est reposé sur le comptoir et tu l'attrapes de ton index et de ton majeur, l'observes un instant avant de l'enfoncer dans ta poche. Il y a un moment de silence, comme s'il hésitait, comme s'il se posait la question, comme si t'étais en droit de savoir, comme s'il abaissait quelques unes de ses cartes, et tu n'aimes pas spécifiquement ça.

J'ai quelques adresses. Mais. Et c'est ce mais qui aurait pu te déranger. Tu frottes l'arrière de ta nuque, réfléchis un instant aux risques. Tu pourrais prévenir ton chef, dire ce que tu faisais, et ensuite te lancer dedans. Au moins, quelqu'un savait où t'étais. Ça devrait fonctionner. « Et j'peux y aller tout seul, ou j'dois être accompagné ? » Et tu restes là, appuyé sur le comptoir, ton regard trouvant le sien, ton visage trop fermé, trop sérieux, comme si t'étais prêt à foncer, sans même hésiter.

Et c'est le cas, Rory. T'es prêt, à y aller, à foncer, à te faire passer pour n'importe qui. Avant de faire parti des flics, on aurait pu penser que tu faisais parti des pas gentillets. Trop de colère en toi, trop de haine, trop de sentiments enfermés au fin fond de toi. T'étais capable pour de te faire passer pour un méchant, c'est pas comme si t'avais jamais fait de mission d'infiltration.

A voir si tu te jetais dans la gueule du loup avec des renforts. Ou si tu sautais à pieds joints dans un puits sans fond, sans même faire des recherches sur ton nouvel indic. Ah, si tu savais, Rory, c'était pareil, c'était te laisser bouffer sans hésitation.

Je ne veux pas vous importuner. Et tu te mords la langue pour éviter de lever les yeux au ciel. Car il le fait, car il semble si doux, si tendre, si aimable, mais ce n'est pas n'importe qui, qui a ce genre d'informations, et qui sait où les trouver, à quel moment de la journée, comment y entrer. Ce n'est pas n'importe qui, qui sait tout ça, et c'est sûrement pas quelqu'un qui n'a rien à se reprocher. Il faudra montrer patte blanche. Et t'es très loin de croire qu'il a une patte toute blanche, lui. T'en as sûrement une plus blanche que la sienne.

Tachée de sang.
Mais ça, ça, Rory, t'es pas au courant.
Immaculée de rouge accueillant.
T'es qu'un enfant à qui on ment.

Puis il ouvre son registre, semble le regarder, le détailler, puis la proposition arrive. Et tu le fixes un instant. C'est bien trop facile. Ça te crispe un peu. T'as l'impression de sauter à pieds joints dans le piège, et t'es quasi persuadé qu'il va se refermer sur toi. Mauvaise idée, mauvaise idée, mauvaise idée. Et ton instinct te hurle de pas y aller, que c'est pas une bonne idée, que tu vas te faire bouffer.

Ah.
Si tu savais à quel point c'était vrai.

Merde. Merde. Mais t'es pas fait pour rester sans bouger. Alors tu hoches la tête, sors ton téléphone de ta poche arrière. « Attendez deux minutes. » Et tu quittes le cabinet, sors dans la rue, t'écartes un peu. Et ça sonne à l'autre bout du fil, et quand t'ouvres la bouche, tu sais déjà qu'on va te hurler dessus, te dire que t'étais pas censé faire ça, que c'était une mauvaise idée. Et c'est ce qui se passe, et t'argumentes, et tu gagnes. Et tant pis. Et tu donnes les informations. Nom, âge, lieu. Puis tu rentres de nouveau dans le cabinet, visage un peu plus fermé. « Hé bien je vous suis. A vos risques et périls, du coup. Ou aux miens, si j'vous crois sur parole. » Et tu sais déjà que tu vas devoir abandonner ta plaque dans la voiture, que ton arme va devoir rester cachée derrière ta ceinture.

Et tu te jettes
en priant qu'on retrouve pas que ton squelette.

T'sais, y'a ton instinct qui te hurle que c'est pas une bonne idée. T'sais, y'a tout ton corps qui te dit d'arrêter de merde. T'sais, y'a toutes tes tripes qui te disent d'arrêter, que tu vas aller te faire bouffer, tuer, quelque chose, peut-être même démembré, et qui sait, peut-être que tu seras la prochaine victime dont ont coudra le corps avec les membres d'autres animaux.

Et l'autre, là, qui semble bien trop heureux de t'y emmener. Est-ce que lui aussi, il serait pas plutôt suspect, au lieu d'être témoin. Est-ce que tu devrais pas l'emmener au poste, et lui faire cracher tout ce qu'il sait.

Dans un geste calme, ta main vient masser l'arrière de ta nuque que tu fais craquer. T'as encore la route d'hier derrière toi, sur tes épaules, dans ton dos. C'est pas une bonne idée. Et tout ton corps n'arrête pas de le hurler. Et tu bosses à l'instinct, de base, Rory. Toi, c'est ton instinct qui te dit quoi faire, c'est pour ça que t'as souvent merdé, et qu'on a souvent dit d'arrêter, parce que t'allais te prendre des blâmes. Mais là, ton instinct, tu le mets de côté. Parce que si tes tripes se retournent, c'est que tu dois avoir raison, et que c'est que t'es sur la bonne voie, alors autant y aller, et sauter à pieds joints, en espérant juste que le piège ne va pas se refermer.

Bien sûr, il faut éviter de crier Police en entrant. Même si j'imagine que c'est agréable. « Quel dommage, j'attendais que ça, hurler qui j'étais pour savoir combien de temps je pouvais survivre dans un endroit qui semble démembrer des gens. Vous savez, pour la science, j'aime bien faire des p'tites expériences comme ça, » réponds-tu, sarcastique. Tu te retiens de lever les yeux au ciel et tu sors du cabinet vétérinaire comme demandé. Tu fais une légère moue. Tu vois à peine où ça se situe, tu penses être passé devant à un moment donné, mais tu pourrais pas y retourner sans aide ou GPS. « Et du coup ? Votre voiture ou la mienne ? Dans tous les cas, vous êtes le GPS. » Et tu attends sa réponse, bras croisés, la mine pas forcément aimable, et le cerveau déjà en train de tourner à mille à l'heure.

hrp : pardon pour le temps d'attente ;;